icône Home © Michel Moutet, 2012
INTRODUCTION
I
SOMMAIRES

Le Baron les croque

Anthony MORTON
Traduction par Claire SEGUIN de Meet The Baron
Editions Ditis, Collection La Chouette, n° 3, 1955.

Quand j’ai lu ce livre pour la première fois en 1959, je ne pouvais être informé qu’il avait déjà été publié en français sous un autre titre. L’aurais-je su que ça n’aurait rien changé car, à l’époque, les moyens pour se procurer des livres d’occasion étaient rares (marchés et bouquinistes seulement) et surtout aléatoires. Pas comme aujourd’hui où on peut pratiquement tout trouver grâce à Internet même si, parfois, il faut y mettre le prix.
Pour moi, Le Baron les croque fut la première des aventures de ce sympathique gentleman-cambrioleur non violent (sa seule arme : un pistolet à gaz), John Mannering, ouvrant la série de 18 titres publiée par Frédéric Ditis entre 1955 et 1961 qui littéralement m’enchanta. Une série délicieuse comme le souligne Lib ici, avec des histoires simples, des victimes riches et ne pâtissant pas trop des vols, des morts peu nombreux et peu voyants, tués proprement, bref des récits certes surannés mais combien rafraîchissants (Lib).
Ce n’est que beaucoup plus tard que j’ai appris que Morton n’était pas le vrai nom de l’auteur et que ce premier livre n’était pas un coup d’essai transformé pour lui, loin de là.
Les débuts des aventures du Baron, signées Morton, étaient issus d’un concours organisé en 1935 par le grand éditeur anglais George G. Harrap & Co., qui cherchait à créer un nouveau type de « gentleman cambrioleur » capable de rivaliser avec Raffles, d’O. Hornung (beau-frère d’Arthur Conan Doyle), et Arsène Lupin de Maurice Leblanc.
Doté d’un prix de 1500 livres sterling, il reçut 2000 réponses (2000 textes inédits !) en provenance « de tous les coins du monde » si bien qu’il fallut au jury 2 ans pour tout lire et proclamer le gagnant : celui-ci s’appelait John Creasey,
Or Creasey, connu puisqu’il avait déjà publié une douzaine de livres, avait pris là un de ses pseudonymes : Anthony Morton (il en utilisa 28 au cours de sa carrière !). S’étant avisé du concours seulement 6 jours avant la date limite de soumission du manuscrit, c’est le temps qu’il lui fallut pour écrire son livre intitulé : Meet the Baron (Rencontre avec le Baron), qui fut donc publié en français :
• une première fois en 1947 sous le titre Le Baron, Messieurs !..., traduction de Henri Demeurisse,
• et en 1955 sous celle de : Le Baron les croque, traduction de Claire Seguin.
A noter le beau dessin de couverture de G. Benvenuti, illustrateur de la collection La Chouette, Ditis, beau mais très peu fidèle à la personne du Baron aux yeux noisette et au masque bleu (caractéristique que l’on retrouve dans quelques titres en anglais des romans que Creasey/Morton écrivit avec ce héros). Notamment, son premier fut publié en Amérique sous le titre Meet the Man in Blue Mask (Rencontre avec l’homme au masque bleu) alors que Benvenutti le représente avec un magnifique masque blanc et de grands yeux bleus !
Ce n’est pas la première fois qu’une couverture ne correspond pas au texte d’’un livre mais là les titres suivants de Ditis persisteront dans l’erreur même si Claire Seguin avait bien parlé de masque bleu (foncé !) page 75 de sa première traduction.
Les dessinateurs travaillent à la commande et ne prennent pas la peine de lire les livres qu’ils illustrent. Une pratique qui peut étonner.
John Creasey (1908-1973) est alors un jeune écrivain déjà auteur d’une cinquantaine de nouvelles mais qui rêve de pouvoir ne faire que cela pour vivre. Issu d’une famille modeste de 9 enfants, sans instruction particulière, il a exercé déjà 25 métiers (il est facteur à l’époque) et écrit sa première nouvelle à 10 ans. Persévérant, c’est sa 744ème qui fut son premier texte publié.
Avec le prix obtenu en 1937, il abandonne toute activité autre que l’écriture et aura à son actif, sa vie durant, 562 romans policiers (47 Baron dont seulement 25 seront traduits en français), westerns, romantiques, pour la jeunesse ; il vendra 80 millions d’exemplaires au total !

Le Baron, Messieurs !…

Anthony MORTON
Traduction par Henri DEMEURISSE
Editions Rombaldi, Collection Evasion, 1947.

Le Baron, Messieurs !…

Avec ces deux traductions (et non adaptations) d’un même livre, disposons-nous du texte original réel qui fut lauréat d’un concours si disputé ? Normalement oui. Eh bien, en comparant les deux textes, c’est loin d’être évident.
On s’aperçoit, en effet, que les traductions sont plutôt différentes puisque les deux histoires, heureusement conformes dans leurs grandes lignes, présentent de nombreuses divergences de détail sinon de fond.
Tout d’abord, la traduction de H. Demeurisse fait 252 pages et celle de C. Seguin 190. Compte tenu du format et de la taille des caractères d’impression, on peut estimer qu’il y a une différence d’un tiers entre les deux traductions, la plus longue étant la première et donnant une taille proche de celle standard (400 000 caractères). C’est donc cette version qu’on est tenté de voir comme se rapprochant la plus de l’original. Si c’est le cas, question intérêt, les coupures de C. Seguin ont grandement amélioré l’existant.
Je ne vais pas vous ennuyer avec une comparaison scrupuleuse des deux textes, travail que je me suis astreint à faire, histoire de dépoussiérer mon esprit des idées reçues concernant la méthode de travail des traducteurs. N’ai-je pas eu quelques ouvrages traduits en espagnol, italien, allemand… Je crains le pire.
Je vais simplement résumer ici cette première aventure du Baron, tout en en soulignant certaines variations (texte de base de Demeurisse = D ; Seguin = S) dues ou non au grain de sel d’un ou l’autre des traducteurs.
John Mannering, le héros, est un homme de 35 ans, grand, séduisant, qui vient de Cambridge (S) et a fait la guerre sur le continent (de façon magnifique selon S) ; à son retour, il s’est retiré dans le Somerset où il joue au cricket, monte à cheval… Donc constitue théoriquement un très beau parti auprès des jeunes filles à marier.
Il est sensé avoir hérité de son père d’une belle fortune (colossale pour S) ; malheureusement, il l’a dilapidée en jouant aux courses sans pour autant cesser de fréquenter ceux qui le croient toujours riche.
C’est le cas, notamment, de sa dernière fiancée à date à qui il rend visite en début de livre. Jusqu’au moment où il se voit repoussé par celle-ci dès l’instant où cette fille d’une Lady et d’un Colonel (et qu’il qualifiera plus loin de pimbêche, selon S), apprend qu’il a un revenu de 1000 livres sterling seulement par an ! Peu lui chaut, il a du succès auprès des actrices. Mais, du coup, il se pose des questions pour trouver un moyen de remonter le niveau de sa fortune.
Invité par un Lord possesseur d’une riche collection de diamants dont la femme en exhibe quelques belles pièces au dîner où il se rend, il fait la connaissance de la fille de la maison, Lorna, peintre du style moderne peu prisé par ses parents qui, selon elle, cherchent à la caser auprès d’un homme réputé riche…
Mannering ferait-il l’affaire ? Il ne la trouve pas belle mais remarquable (curieuse, exceptionnelle, insolite, chat sauvage, pour S). Elle, le juge cynique, beau et intelligent.
C’est là, qu’entouré de ses hôtes – le Lord lui fait visiter sa chambre-forte (son sanctuaire) en ne dissimulant même pas la combinaison des coffres – Mannering voit surgir dans son esprit le mot cambriolage ! Et il a l’impression que Lorna s’en est aperçue…
Comme son besoin d’argent devient urgent, il va passer rapidement à l’acte : « devenir un gentleman-voleur, un Robin des Bois », sous le nom du Baron.
Et ce, lors d’une scabreuse expédition (son coup d’essai pour S), où, armé d’un revolver d’ordonnance ramené de sa campagne dans les Flandres, foulard bleu autour du cou servant de masque, ayant estourbi le gardien, il va accéder aux coffres (blindés, S) de son futur beau-père pour… ne rien y voler : collection trop connue impossible à écouler et cadeaux du père à sa fille !
Et même se faire surprendre par la jeune fille et devoir abandonner imperméable et mouchoir sur place, lesquels seront récupérés par la police. Heureusement, sans être reconnu.
Une police représentée par l’inspecteur William Bristow, surnommé « le philosophe », le dandy (bûcheur pour S), épaulé par le brigadier Jacob Tring, dit « Tanker » (Poids Lourd pour C. Seguin).
Première opération du Baron jugée si périlleuse après coup par lui-même que, désormais, il va s’octroyer une période de formation : auprès d’un ouvreur de coffres-forts, d’un utilisateur de chalumeau, etc. Et parfaire son déguisement en le testant auprès de receleurs aptes à écouler sa marchandise, bref se créer des personnalités multiples dans le milieu.
Ainsi les vols attribués au Baron vont-ils se multiplier tandis que Mannering, qui réside à l’Elan Hôtel (le Claridge, selon S) adopte le cambriolage comme moyen d’existence.
C’est durant cette phase d’apprentissage qu’il adopte comme arme un pistolet à éther… Et que Bristow ne trouve rien mieux que de le solliciter pour traquer le fameux Baron après lequel il court…
Episode fameux du livre : lors du mariage de sa première fiancée avec un Américain, Mannering est invité ainsi que Lorna ; parmi les cadeaux exposés, il va subtiliser un collier de perles. Or, un ami US du jeune marié se voit accusé du vol quand on retrouve, dans sa poche, une copie sans valeur du collier ! Au point de tenter de se suicider ; c’est Mannering qui le sauvera, péripétie omise par C. Seguin laquelle en profite pour biffer un chapitre entier. Chapitre pourtant important puisqu’on y lit (page 202) que Lorna parle déjà de mariage à John en ces termes : « J’ai fait une petite sottise » ; C. Seguin préfère réserver la surprise p. 188 de sa version écourtée, c'est-à-dire presqu’à la fin du récit, mais l’effet n’est pas le même. Pour H. Demeurisse, « Lorna comprit qu’elle ne pourrait jamais se passer de lui » tandis que pour C. Seguin : « Il y avait quelque chose en lui qui faisait presque partie d’elle-même ».
Tout cela nous mène jusqu’au bal masqué, épisode final, où, Mannering, ayant dû donner à Lorna l’argent de son précédent cambriolage, ce qu’il ne comprend pas – la fille d’un des 10 hommes les plus riches d’Angleterre qui a besoin d’argent ! - s’attaque au domicile d’un riche éleveur sud-américain en usant de son déguisement de bal, représenté en multiples exemplaires, pour se constituer un alibi.
Malheureusement, il y récolte une balle dans l’épaule tirée par un gardien de la maison et parvient tant bien que mal à regagner le bal masqué où il se fond parmi les autres personnes grimées en Charles II (là les deux traducteurs sont d’accord !) juste avant le premier coup de minuit, heure à laquelle tout le monde tombe le masque.
Lorna va remarquer l’inquiétante traînée de sang le long de son épaule et l’accompagner, défaillant, jusque chez lui où elle va extirper la balle de la plaie au moyen d’un couteau.
C’est là qu’elle lui avoue avoir deviné qu’il est le Baron…
Le lendemain matin, en une scène finale mémorable, c’est l’inspecteur Bristow qui se présente chez Mannering et le trouve blessé avec la balle retirée de sa blessure posée à côté du journal racontant le dernier méfait du Baron ! Lorna, en désespoir de cause pour sauver la situation, fait irruption de la chambre en une surprenante diversion (Bristow est ébahi) et récupère la balle des mains de l’inspecteur avec du thé bouillant qu’elle lui verse sur ses doigts.
Piqué au vif, l’inspecteur sort un revolver et appelle du renfort ; son but : faire fouiller les lieux et les deux protagonistes afin de retrouver la balle. Cette balle que Lorna a réussi à passer à Mannering (épisode de lâcher sur le tapis, selon D, qui oblige à assommer le policier, escamoté par S). Celui-ci va pouvoir jeter la balle par la fenêtre où quelqu’un la récupère et va, selon ses instructions passées par téléphone, la lancer dans la Tamise.
Mais voilà que l’inspecteur, revenu à lui, enjambe la fenêtre inconsidérément et, à cause d’un tuyau d’évacuation des eaux défaillant, ne doit son salut qu’au bras salvateur de Mannering, celui de sa blessure. Ainsi, sans égard pour sa douleur, il lui sauve la vie en l’agrippant…
D’où l’ambiguïté de la relation qui va s’établir entre le gentleman-cambrioleur et l’inspecteur de Scotland Yard dans les épisodes suivants du Baron.
Autre moment fort : Lorna avoue à John ce qui induit ses besoins d’argent ; elle est mariée depuis la guerre à un homme qui la fait chanter et l’oblige ainsi elle-même à des actes indignes de sa condition : c’est elle qui a tenté de remplacer les vraies perles du cadeau de mariage de l’ancienne rivale et fut responsable de la grande surprise de Mannering, deux colliers identiques, un vrai dans sa poche et un faux dans celle de l’ami de l’Américain ! C’est elle qui l’y avait glissé.
Pour C. Seguin, elle lui déclare son amour : « Je vous aime », dit-elle à John page 177. Rien de tel page 238 de Demeurisse ! C’est tout de même deux traductions très libres et très distinctes à un point qui mérite de s’interroger sur le rôle du traducteur !
Scène finale : Lorna pose sa tête sur l’épaule de John, pour S. Pour D, « ils se mettent tous les deux à rire », ce qui n’est pas tout à fait la même chose !
On n’a qu’une hâte : les retrouver dans une prochaine aventure.

Michel GRANGER

 

critiques policiers

© Michel Moutet, 2013
INTRODUCTION
I
SOMMAIRES