icône home © Michel Moutet, 2012
INTRODUCTION
I
SOMMAIRES

Ah la barbe !

Minuit vient à peine de s'égrener au clocher de l'église toute proche quand Albert le Breton quitte le bistrot du coin, là où, chaque soir, il vient écluser quelques apéros en guise d'amuse-gueules, et savourer le plat du jour, pas toujours « savoureux » d'ailleurs, puis taper le carton avec les copains.
Comme d'habitude, il a perdu, mais il s'en moque comme de sa première balafre car il a passé quelques bons moments en compagnie de Marcel le Boucher, du grand Fernand et de Jo le Boxeur.
Rendu euphorique par plusieurs canettes absorbées dans le feu de l'action ta­ro­ti­que, Albert rentre chez lui. Du moins est-ce son intention pour l'heure, même si ses pas sont lourds et mal assurés ; la perspective de retrouver Rita, lardée de ses 55 printemps, ne lui dit rien qui vaille.
Albert – Bébert pour les intimes – est ce qu'on peut appeler un truand de petite en­vergure, un cave, un raté autant par la nature (à preuve, ses énormes esgourdes) que par la vie et ses petites affaires, toujours peu glorieuses et quasiment pas lu­cra­tives.
Mais il fait partie du milieu quoiqu'en la circonstance, sa position soit plutôt ex­cen­trique.

Alors qu'il fouille maladroitement dans la poche de sa veste en quête de ses clés (comme si Rita avait besoin de s'enfermer ainsi !), une voiture sombre, tous phares éteints, s'avance vers lui. Il n'y prête aucune attention, absorbé par sa recherche... L'action se passe alors très vite. Le véhicule ralentit, s'arrête, un homme en des­cend; un fusil dans les mains, il le braque aussitôt sur Albert. Un coup de feu troue le silence de la nuit. Albert n'a rien d'autre à faire qu'à s'écrouler, atteint d'une dé­charge de chevrotine dans la région du cœur, ce qui ne pardonne jamais bien long­temps.
Le lendemain, la presse fait état d'un meurtre perpétré sur l'insignifiant Albert Pre­mier, sans aucun détail complémentaire.
L'inspecteur Robert Pieger, dit le beau Bob, est chargé de l'enquête, mais il a bien du mal à cerner la personnalité du défunt. Petite frappe reconnue, sinon respectée, il n'avait pas d'ennemis, comme on dit tout en sachant le contraire. Seuls quelques jaloux pouvaient lui en vouloir car certaines femmes, jugeant sur la dimension de ses appendices auriculaires, généralisaient... Et cela lui avait valu de lever des mor­ceaux mais, hélas, il n'avait pas été toujours été assez entier pour les garder. La preuve: Rita...
Bref, une histoire toute simple, sordide oui, limpide non, pour un enfant de la butte qui, faute de driver, avait mal négocié certains tournants de la vie.

En interrogeant les voisins, généralement tous des couche-tard dans le quartier, Bob put reconstituer un portrait-robot du meurtrier présumé : grand, vêtu d'un im­per­méable clair et portant la barbe. De quoi appréhender plusieurs dizaines de mil­liers de suspects dans la capitale.
Grâce à Rita, la moitié d'Albert – façon de parler car elle doit bien faire le double en poids –, l'inspecteur apprit que le défunt était sur un coup... du moins avant qu'il ne le devienne (défunt). Ne lui avait-il pas révélé, un soir qu'il rentrait au bercail passablement imbibé, qu'ils pourraient bientôt s'offrir, tous les deux, une escapade à Menton ? Aux copains, entre deux pastis, Albert avait fait la même allusion à des lendemains qui chantent, mais en exposant son intention de partir sous le chaud soleil des tropiques avec Mimi la Brune: celle qui tenait officine à l'entrée du portique, au bout de la rue. Et même, l'absinthe aidant, il avait promis le cham­pa­gne dès lundi, ainsi que la mise à jour de son ardoise particulièrement chargée à Julot, le taulier du bar des Capucines.
Après une semaine d'investigations serrées, l'inspecteur a considérablement réduit le nombre des coupables potentiels. En fait, il n'en reste que cinq !
Son suspect numéro un s'appelle Tonio : barbu, il l'est et si l'on en croit la rumeur, Albert et sa femme ont passé de bons moments ensemble sûrement pas à jouer à la bataille. Aucun alibi de surcroît, et un fusil de chasse en sa possession, mais ce­lui-ci est manifestement enrayé et ça ne date pas d'hier.
Vient ensuite Paulo, dit la gâchette pour sa propension marquée à affectionner les armes à feu ; lui aussi a le men­ton recouvert d'une épaisse toison qui descend, paraît-il, jusqu'au nombril. Confidences pour confidences, interrogé sur son emploi du temps au moment névralgique, Paulo a rétorqué qu'il était allé chasser dans les Dombes avec des aminches.
Tertio : Simon, le Magicien ; il a aussi un collier donnant de l'anonymat à son men­ton fuyant, mais, à peine soupçonné, il jure, tout de go, s'être débarrassé de son flingue depuis des mois, n'en voyant plus l'utilité. D'ailleurs, il ne peut avoir tué Al­bert : la preuve, à l'heure du crime, il était chez lui à regarder Drucker à la télé. Sa femme peut confirmer si nécessaire.
En quatre, Dédé les mains agiles, pas rasé depuis plusieurs mois ; devait être en tôle à la date du meurtre. Hélas, il a bénéficié d'une « permission » ce soir-là et en avait profité le bougre. Au point qu'il lui est difficile d'en dire plus. Mais, bien que chasseur invétéré, il préfère les grands espaces pour participer aux battues, dans sa Nièvre natale.
Enfin Léon la « classe » ; pas un poil ne lui émerge de la figure et il reconnaît avoir fait cette tonte de printemps pour une gisquette qu'il compte bien conduire inces­sam­ment sous peu dans une auberge en bord de Marne pour lui conter la bataille du même nom. C'est en fouillant chez lui que l'inspecteur déniche un vieux fusil...
Le policier, finalement, ayant relu ses notes, procède à une arrestation. Soumis à un interrogatoire musclé, le présumé coupable avoue. C'est lui qui a trucidé Albert de peur que ce panier percé n'aille éventer le projet qu'ils avaient en commun : l'at­taque du casino de Deauville.
Mais au fait, sur quels indices, l'inspecteur a-t-il bâti sa certitude ? Et qui donc est l'assassin ?

Michel GRANGER & Michel PIERRE
Publié in Le Courrier de Saône & Loire Dimanche
du 18 mars 1990.


Avec cet appendice personnel

Cette énigme d'aujourd'hui, soumise à votre sagacité, je la dédie, dans le style et dans le fond, à André Boulay, auteur de plus de 120 polars (dont celui qui a dé­bouché sur le film En toute innocence) et qui, malgré son double métier, trouvait le temps d'écrire, le 19 avril 1961, à un jeune écrivain catastrophé par le refus de son premier manuscrit : « Abandonner parce qu'un éditeur ne trouve pas un ouvrage à son goût, c'est renoncer à l'amour parce qu'une fille ne veut pas sourire. ».
L'écrivain en herbe, c'était moi: j'avais 18 ans.

Le 19 mars 1990, M. Roger Lamy, de Chalon-sur-Saône, répondait à cette énigme en ces termes :
Ma solution est la suivante.
• L’assassin, c’est Simon Le Magicien.
• L’heure du crime se situe après minuit (voir début du texte). Or Simon Le Magi­cien prétend qu’à l’heure du crime, il regardait Drucker en compagnie de sa femme.
Le crime a donc eu lieu un samedi soir après minuit et à cette heure, il ne passe pas, que je sache, d’émission de Drucker.

Ce fidèle lecteur perspicace reçut en récompense une copie du recueil de nou­velles Après dissipation des brumes matinales.

Dernière mise à jour : 26 avril 2011.


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