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I
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L'avion

Camille évoquait le nombre de salauds rencontrés au cours de son existence et ce nombre était réellement impressionnant. Ces cochons de Viets pour qui la vie humaine n’avait aucune valeur en soi, ces Français pourris dans l’intérêt desquels il s’était battu et qui le considéraient maintenant avec mépris et dédain. A son retour de Dien Bien Phu, aucune faveur n’était venue dédommager ses prouesses guerrières. Pas même une pension ou une planque dans un ministère où il eût attendu patiemment la retraite. Pourtant si ! Il fallait être juste : une belle médaille bien dorée, qu’il s’était empressé de ranger dans un tiroir. Toute cette jeunesse, perdue, gâchée, à se battre pour qui, pour quoi ? Lui qui aimait se comporter en homme, les circonstances de la vie le mettaient en face d’une flopée de lopettes toutes plus minables les unes que les autres.

Mais aujourd’hui Camille avait le sourire. L’avion qu’il pilotait répondait correctement à ses injonctions. Ah non, il n’avait pas perdu la main ! Certes, l’appareil avait subi des perfectionnements. Le tableau de bord n’avait rien de comparable avec celui des coucous qu’il avait conduits au-dessus des troupes ennemies, mais le principe restait le même. Il les avait bien eus ces cornichons de Villacoublay en leur piquant leur zinc. Mais pouvaient-ils quelque chose contre Camille Dunoyer, casse-cou des années héroïques ? Ah oui, il était pleinement satisfait. Même la bombe était fixée sous le ventre de l’appareil. Pas un n’avait réagi. Tous étaient au bal, occupés à courtiser les filles et à célébrer dignement le 14 juillet. La fête nationale battait son plein. Ils allaient voir tous ces idiots si l’on pouvait impunément jouir d’une paix contrefaite que d’aucuns avaient conquise à la sueur de leur front anonyme et dont tout le monde profitait en se trémoussant et en clamant des chants joyeux.

Camille piqua deux ou trois fois au-dessus de Montlhéry. Il pouvait voir le circuit automobile et le gros bourg à côté. « Ça va bientôt être leur fête », se dit Camille et il regarda le bouton de largage de la bombe. Elle était bien là, lovée comme un serpent qui s’apprête à bondir. Il suffisait de déclencher le dispositif de lâchage et le tour était joué…

Un rictus machiavélique étira les lèvres minces de Camille. Le visage déformé par une longue cicatrice, il ressemblait à un démon. Des lucioles inquiétantes dansaient dans ses prunelles, y allumant des reflets de feu. Le doigt pointu enfonça le bouton. Un déclic se fit entendre. Puis un autre. Camille se pencha hors de la carlingue pour voir filer les projectiles. Et ce fut le bruit terrifiant de l’explosion. L’aile droite se détacha la première et l’avion tournoya un instant comme un vautour.

En bas, le feu d’artifice de Montlhéry avait commencé. Les fusées jaunes et rouges avaient soulevé les hourras de la foule. Mais tous furent saisis d’un enthousiasme délirant quand le clou de la soirée montra une gerbe d’étincelles s’épanouissant en une arabesque aux teintes multicolores. Tout au centre de ce kaléidoscope de lumières, les artificiers avaient réussi le prodige de simuler un avion en flammes.

Michel GRANGER

Publié in Le Courrier de Saône & Loire Dimanche du 26 novembre 1989.
Dernière mise à jour : 28 avril 2011.



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