icône home © Michel Moutet, 2012
INTRODUCTION
I
SOMMAIRES

Aspiration

Les stations météorologiques orbitales placées tout autour du globe en un chapelet gigantesque n'ont pas menti quand elles ont annoncé un mois de mai magnifique pour cette année 2031. En effet, depuis une quinzaine, le soleil ne désempare pas. Il semble même qu'il regrette de ne pouvoir éclairer et chauffer à la fois simul­ta­né­ment les deux hémisphères tant il affiche de la paresse chaque soir à se cou­cher.

Ce n'est point par couardise que je rejette une partie des responsabilités de ce qui va m’arriver… sur cette demi-saison enivrante. Mais certes cette senteur opiacée, cet éclat abondamment distillé, ont contribué à me mettre en état de grâce.

Je le vois qui débouche d'une ruelle vingt mètres devant moi et venait à ma ren­con­tre. J'ai remarqué, la veille, combien ma poitrine s'est gonflée et raffermie et la flam­me qui allume mon regard ne doit pas passer inaperçue. Je suis vêtue natu­rel­le­ment d'une combinaison moulante en plasticon – puisque c'est la seule tenue au­torisée aujourd'hui – une combinaison de couleur vert tendre qui souligne mon corps avec une indiscrétion licencieuse. Je dois paraître, ma foi, particulièrement comestible.

Lui, ne porte qu'un short collant sur son beau corps musclé. Il tient à la main une raquette de tennis magnétique.

J'use d'une application non feinte à mettre en valeur ma silhouette et m'employai à lui imprimer un roulis prometteur.

Il arrive à ma hauteur, sourit et m'emboîte le pas. La liberté de mœurs qui sévit de­puis quelque temps n'admet plus les puritains. Tout de suite, il sait à quoi s'en tenir et moi aussi.

– Vous avez l'air en forme, dites-moi ?, s'enquiert-il délicatement.

– J'espère que vous aussi !, lui réponds-je en riant aux éclats.

Je le suis là où il veut bien me conduire. Il n'existe pas dans la ville un hectomètre carré qui n'abrite au moins une de ces maisons que l'Etat mit en service dès l'an 2000. Il s'agit d'établissements constitués uniquement et exclusivement de cham­bres. Il suffit d'introduire un jeton dans la fente du compteur pour obtenir une clé. On a droit à deux heures... C'est plus qu'il n'en faut !

Une fois la porte verrouillée, il se campe bien droit devant moi et entreprend de me décortiquer. Je serre au creux de ma main droite le poignard miniature qui ne me quitte jamais.

Il ne voit pas venir le coup, tellement il est occupé à contempler mon buste dénudé. Il prend un peu de recul, lève la tête offrant sa gorge. Mon poignet fend l'air et il s'écroule en arrière tandis qu'un flot de sang inonde sa poitrine. Je m'attardai quel­ques minutes...

Une heure plus tard, je suis chez nous.

Igor, mon mari, me prend dans ses bras et remarqua:

– Tu as l'air en forme, dis donc chérie !

Un instant je repense que l'autre m'a dit exactement la même chose. Un très court instant. Je regarde Igor. Comme il a maigri depuis notre mariage ; la peau de son visage adhère à son ossature, lui donnant cette vilaine couleur diaphane. Pour ma part, une euphorie m'étreint toute, la vie coule en moi en une constante pulsation d'hy­dromel.

Je saisis la main glacée d'Igor et en sautillant gagne la chambre à coucher. Le len­de­main matin, on m'arrête.

Deux agents du S.R.A. (Service de Répression des Abus) sonnent à notre porte. Je vais ouvrir.

– Madame Catarine Bosq ?

– En personne ! rétorqué-je, le sourire aux lèvres bien qu'une angoisse sourde étrei­gne mon cœur.

L'un d'eux qui porte une petite sacoche, l'ouvre sans mot dire. Avant que je n'aie eu le temps de m'en rendre compte, mes mains sont entravées dans les deux boucles des menottes magnétiques. J'ouvre de grands yeux pleins d'incrédulité.

– C'est pour hier soir !, déclare le second, d'un ton monocorde.

– Vous auriez dû rester dans les limites Madame Bosq. Jusqu'au cinquième, on passe la main. Vous devez le savoir. Mais un de plus et... La Loi, c'est la Loi, que voulez vous !

J'ai l'impression qu'il regrette sincèrement. J'en décèle vite la cause à la façon dont il me détaille. L'étau qui me serre se relâche d'un cran. Ce n'est pas si grave que cela. Du moins tant qu'il y aura des hommes autour de moi... et des hommes, des vrais...

Igor est parti à son travail. Il apprendra en rentrant. Il me comprendra ; oui, j'en suis sûre. Depuis quelque temps, je lui ai avoué par amitié. Il saura que si je l'ai fait c'est pour lui, pour l'épargner en quelque sorte.

- En route ! entends-je.

Le porte-parole en profite pour me serrer d'un peu près quand il s'efface pour me laisser passer. Ceci balaie mes dernières craintes. Si je savais ce qui m'attend…

Le bruit de la porte qui s'élève secoue mon hébétude.

L'androïde entre et seule la fixité de ses traits et la cadence de sa marche révèlent son origine synthétique. Il avance en souplesse, mais l’ampleur de son pas ne varie pas d'un pouce.

Depuis une semaine, je suis enfermée dans les locaux du C.R.A. et rien ne laisse présager qu'un jour j'en sortirai.

Les lieux de détention sont tous souterrains et je soupçonne l'État d'avoir fait en sorte que personne ne puisse en évaluer les dimensions.

Dehors on parle d'arrestations, ce qui équivaut à disparition puisque personne n'en revient jamais... Mais s'il n'y a pas de libération, aucune évasion n'a été signalée si bien qu'on est incité à penser que les captifs ne s'y trouvent pas si mal. Car l'histoire nous a fourni la preuve que, quelle que soit l'étanchéité d'une prison, il se trouve toujours un pensionnaire qui, désireux de s'en échapper, arrive à ses fins en y mettant le prix.

L'androïde pose le plateau sur la table rivée au plancher et s'apprête à tourner les talons.

– Attendez, soufflé-je.

Il reste figé dans une position ridicule. J'en ai assez de ce silence de sépulcre, de cette indifférence qu'on semble associer à mon sort.

– Quoi Madame ?

Sa voix est très mâle et je m'imagine celui qui a dû dicter l'enregistrement.

– Restez un peu. Je m'ennuie toute seule.

– Peut-être, mais j'ai à faire Madame.

… Oh ! Il doit être grand, blond et bronzé avec cette voix !

– Il y a du nouveau en ville ?

– Cela n'a pas d'importance !

… Et ses lèvres doivent être pleines et son regard ardent.

– Je veux savoir. Je veux vivre !

– Non Madame, cela vous est interdit désormais.

… Un port de tête altier, les muscles tendus sous la peau.

– Je vais demeurer seule ainsi longtemps ? Restez avec moi !

– Je n'en ai pas le droit. Je ne suis pas fait pour cela.

Et il s'ébranle, réduisant à néant le grand gars athlétique que mon subconscient a substitué à lui.

Ce soir-là, je n’ai guère d’appétit ; cette nuit là, je dors mal.

Le verrou, la porte, son pas, le bruit du plateau, sa voix ; ma voix :

– Je vous en supplie, écoutez moi !

– Quoi Madame ?

Aussitôt il est là, magnifique, conquérant, du moins tel que sa voix me le suggère.

– Vous ne pouvez pas savoir. La solitude c'est horrible.

– Peut-être, mais j'ai à faire Madame.

– Une femme a du mal à rester seule, c'est physique n'est-ce pas, alors essayez de comprendre, essayez de...

– Mais je vous ai déjà dit que c’est impossible !

Son regard m'effleure, glisse sur moi comme l’eau sur un matériau hydrofuge.

– Vous n'avez donc jamais ressenti un picotement là... dites ?

– Non Madame ! Cela vous est interdit désormais.

Quelle indifférence ! Je souffre le martyre.

– Faites quelque chose au moins. Un signe qui prouve que vous m'écoutez si vous ne voulez pas me comprendre.

– Je n'en ai pas le droit. Je ne suis pas fait pour cela.

La vision, le rêve éclate comme une bulle au soleil. L'androïde, cet être sans cha­leur referme le verrou.

Je me jette sur ma couchette et sanglote jusqu'au matin sans avoir mangé ni dormi en tenant dans ma main la croix qui pend à mon cou.

Il est là : je sens sa présence ; j’entends sa voix...

– Je vous en supplie... un instant.

– Quoi Madame ?

Aussitôt, je suis contre lui haletante.

– Je vous aime, je vous aime. Prenez-moi. Je vous veux !

– Peut-être, mais j'ai à faire Madame !

Mes doigts montent à l'assaut de sa peau froide, s'y attardant, s'y adaptant.

– Vous voyez mon désir, c'est si simple ! Acceptez. Il vous en coûtera si peu et je retrouverai le repos.

– Vous savez bien que c’est impossible, répète-t-il.

Et il s'ébranle, émiettant dans mon subconscient l’image qu’il a fait naître rien qu’en étant là.

Ce soir-là, je ne mange rien ; cette nuit-là, je ne trouve le sommeil que spo­ra­di­que­ment.

Le verrou, la porte, son pas, le bruit du plateau, sa voix, la mienne :

– Je vous en supplie, écoutez moi !

– Quoi Madame ?

Aussitôt il est là, magnifique, viril, tel que je l’imagine.

– Vous ne pouvez pas savoir. La solitude c'est horrible.

– Peut-être, mais j'ai à faire Madame.

– Une femme a du mal à rester seule, c'est physique n'est-ce pas, alors essayez de comprendre, essayez d'...

– Cela n'a pas d'importance.

Son regard m'effleure, mais ne me voit pas.

– Vous n'avez donc jamais ressenti un picotement là... dites ?

– Non Madame ! Cela vous est interdit désormais.

– Quelle indifférence ! Je souffre le martyr.

– Faites quelque chose au moins. Un signe qui prouve que vous m'écoutez si vous ne voulez pas me comprendre.

– Je n'en ai pas le droit. Je ne suis pas fait pour cela.

La vision, le rêve éclate comme une bulle au soleil. L'androïde, cet être sans cha­leur, referme le verrou.

Je me jette sur ma couchette et sanglote sans discontinuer jusqu'au matin en tenant dans ma main la croix qui pend à mon cou.

Il est là, à nouveau, avec sa présence, sa voix aux si mâles intonations...

– Je vous en conjure... un instant.

– Quoi Madame ?

Aussitôt, je me blottis contre lui.

– Je vous aime, je vous aime. Prenez-moi. Je vous veux.

Il ne me repousse pas, mais laisse tomber :

– Peut-être, mais j'ai à faire Madame !

Mes doigts caressent sa peau si fraîche, trop fraîche, s'y accrochant.

- Vous voyez mon désir, c'est si simple de l’assouvir ! Acceptez. Il vous en coûtera peu et je retrouverai le repos.

Un tremblement incoercible prend possession de toute ma chair quand sa voix s'a­bat comme un couperet:

– Cela n'a pas d'importance.

– Comment ? Pas d'importance ! En voilà des façons ! Moi je vais mourir si vous vous refusez ainsi, vous le sentez bien.

Je prends sa main, la plaque sur mon sein gonflé, couvre sa poitrine sèche de mes larmes de désir.

– Donnez-vous si vous ne voulez pas de moi. Mais assouvissez-moi, je vous en sup­plie.

– Non Madame, cela vous est interdit désormais. Vous savez bien que c’est im­pos­sible !

Je vibre toute d'un désir effréné, mêlé d'une impuissance à ne pouvoir accomplir un acte élémentaire et pourtant à moi désormais interdit. Mes ongles griffent sans égra­tigner, ma bouche hurle une clameur démente au silence qui m'entoure.

– Mais si, donnez rien qu'un peu de vous, si vous n'y êtes pas tout. Un peu, un peu, mais quelque chose.

– Je n'en ai pas le droit, je ne suis pas fait pour cela.

Ma bouche avide ne rencontre que sa froideur. Je reçois comme une décharge élec­trique. La machine s'en va, me laisse anéantie.

C'est cette nuit-là qu'au bord de la folie, je fais jaillir de la petite croix en argent la lame acérée et me taillade les deux poignets...

Je reprends connaissance dans un monde tout blanc. Mes mains reposent à plat sur le lit : elles sont munies de moufles très épaisses, mais aussi immaculées que les murs de la chambre.

J'entends comme un frôlement au-dessus de moi. Un fil part de mon bras à la nais­sance du coude. Je suis du regard le tube qui le prolonge et aboutit à un récipient rempli d'un liquide écarlate. Une transfusion !

Mon cœur bondit d'allégresse !

La grosse moufle s’empare maladroitement du bout du fil ; d'un coup net, elle retire l'aiguille de la veine. Je n'ai qu'à trancher d'un coup de dent le fin tuyau en plastique à me le ficher entre les lèvres et aspirer... aspirer... aspirer...

Michel GRANGER

Ecrit en 1972. Inédit.
Dernière mise à jour : 15 décembre 2010.


© Michel Moutet, 2017
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