icône home © Michel Moutet, 2012
INTRODUCTION
I
SOMMAIRES

Amour interdit

Confortablement installé à une terrasse de café de la rue Sainte-Catherine, au cœur du vieux Montréal, Charles Edouard est anxieux. Même le sou-chong qui tiédit dans sa tasse n'arrive pas à le libérer de la fièvre qui l'habite. N'attend-il pas impatiemment la créature de rêve avec laquelle il est tombé en amour, comme on dit encore par ici ?

Lui, fils du Ministre plénipotentiaire de la nation Franque, participant à la énième conférence sur les activités antistress applicables à la vie en haute atmosphère, il avait remarqué cette humble mais superbe serveuse, lors du buffet mondain organisé pour la clôture des débats.

Sans attendre, il lui avait immédiatement fait expédier deux douzaines de roses ac­com­pagnées d'une proposition en bonne et due forme de rendez-vous. La réponse était venue tout aussi rapidement. C'était d'accord et ils convinrent de se retrouver dans ce petit bistrot où les étudiants viennent souvent se nourrir d'un sous-marin accompagné d'une choppe de draffe.

On a beau être en l'an 728 de l'ère des Hunans, les petits plaisirs et les manœu­vres d'approche n'ont guère changé.

D'où il se tenait, pour l'heure, Charles Edouard pouvait surveiller à la fois le boule­vard Saint-Laurent et la rue Saint-Dominique; ainsi ne pouvait-il pas la manquer.

Tout à coup, son cœur fit un bond dans sa poitrine : elle débouchait de la station Zarg en même temps que de la quatrième dimension puisque ce moyen de trans­port transitait désormais par là, ce qui économisait beaucoup de place et de tra­vaux.

Sa démarche chaloupée attirait tous les regards masculins, d'autant que ses lon­gues jambes étaient gainées d'une combinaison fluorescente céladon du dernier chic. Son abondante chevelure isabelle cascadait sur ses épaules nues et sa ma­gni­fi­que poitrine était moulée par un chemisier turquin qui brillait de mille feux.

Quand elle arriva près de lui, Charles Edouard fut de nouveau subjugué par la beauté de son regard. Ses yeux pers semblaient l'hypnotiser tant leur éclat était intense.

D'une détente souple, il se leva et d'une voix rendue tremblotante par une once de timidité, il articula : Bonjour !

– On se donne un bec, répliqua-t-elle sans façon mais de sa voix si mélodieuse.

Leurs bouches se joignirent en un long baiser qui attisa tous les sens de Charles Edouard.

Un ange passa au-dessus d'eux, et il s'attarda un peu le paresseux, si bien que lorsque l'homme émergea de son nuage, il eut un peu honte de s'être ainsi donné en spectacle ; mais bien vite sa passion toute neuve pour Priscilla – tel était le prénom de cette délicieuse créature – prit le dessus sur ses préjugés.

Ensemble, ils décidèrent de magasiner un peu tout au long de la rue Sainte-Ca­therine avant de s'embarquer dans la navette "Voyageur 7" qui les conduirait jus­qu'à Qué­bec en quelques minutes à travers l'hyperespace.

Elle, s'accrochant à son bras, ils parlèrent de choses et de riens. Mais suffi­sam­ment cependant pour que Charles Edouard bute parfois sur l'étrange vocabulaire de sa compagne.

Là où il ne voyait qu'une mouche, elle annonçait un syrphe ! Quelques grives tra­versaient le ciel et, aussitôt, elle s'exclamait: : Tiens, voilà de bien plaisants tur­di­dés !

Au visiophone, elle lui avait dit qu'elle adorait les fleurs (peut-être cela expliquait-il qu'il avait fait mouche du premier coup avec ses roses ?), et il voulu pousser plus loin son avantage en lui achetant un bouquet dans une boutique d'horticulture en apesanteur : des orchidées aux grappes parfumées aux aphrodisiaques montrant des intentions non dissimulées...

Une certaine ivresse lui fit s'écrier : Quelles magnifiques monocotylédones épi­phy­tes, merci mon chéri ! Et cela accompagné d'un baiser langoureux qui mit Charles Edouard dans un état proche de l'apoplexie.

Comme le temps s'écoulait sans qu'ils s'en rendent compte, il fallut se hâter pour ne pas manquer le départ de la navette. Arrivés à Québec, ils se concertèrent pour savoir quelle direction prendre. Un zeste de romantisme les incita à utiliser le vieil hydroglisseur antédiluvien qui fait encore la navette sur le fleuve Saint-Laurent jus­qu'à Trois Pistoles, où ils pourraient dîner.

Rendus sur place, ils réservèrent une chambre pour des moments plus intimes et gagnèrent la salle de restaurant. L'abondance des mets offerts les plongea dans un doux embarras, leur choix se fixant finalement sur un maskinongé aux herbes et sur quelques tranches d'ouananiche fumée. Les recettes ancestrales gardent du bon, car, maintenant, la majorité de la population se nourrit exclusivement de ham­bourgeois et de chiens chauds.

Tout en savourant leur repas, ils conjuguèrent le plaisir gustatif à celui d'être en­sem­ble. Mais, brusquement, le visage de Priscilla s'assombrit :

– Jamais tes parents n'accepteront notre union, articula-t-elle solennellement.

– Tu sais, à l'heure actuelle, les différences de classes sont depuis longtemps abo­lies, rétorqua Charles Edouard, l'esprit ailleurs.

– Bien sûr, mais quand ils sauront qui je suis, ils me répudieront.

– Et pourquoi cela ?

– Parce que je ne suis pas de ton monde, je suis différente. Et, en plus, nous ne pour­rions avoir d'enfants. Ma vie consiste à être belle, à plaire et à rendre les hom­mes heureux.

– Tu y réussis fort bien pour l'instant, répondit l'homme émoustillé et encore totalement sous le charme. Mais, elle poursuivait :

– Quand tu sauras tout de moi, toi aussi, tu me renieras et n'aura de cesse d'oublier notre rencontre.

– Mais, enfin, pourquoi un fils de Ministre ne pourrait-il pas épouser une ser­veu­se ?, s'obstina Charles Edouard.

– Parce que je ne suis pas une serveuse ordinaire. Je suis de la race des Guers, et ceci doit te dire quelque chose...

L'homme fit un effort pour se remémorer ses cours d'Histoire ; mais l'époque tu­mul­tueuse de l'ère des Pylos ne l'avait que peu marqué. Pourtant, il lui revint que c'était pendant cette dynastie que fut créée la race des Guers. Par quel procédé ? Ça, il l'avait oublié depuis longtemps. Il faut dire à sa décharge que le petit vin bouqueté qu'ils venaient de consommer ne lui avait pas éclairci l'entendement.

Par contre, sur elle, l'alcool n'avait aucune emprise et pour cause...

Aussi, parfaitement maîtresse d'elle même, elle lui asséna :

– Les Guers, mon bon ami, ne sont pas des humains mais des robosapiens !... Prouvant que l'Amour sera toujours l'Amour et les liaisons ancillaires un problème éternel.

Michel GRANGER & Michel PIERRE

Publié in Le Courrier de Saône & Loire Dimanche du 18 juin 1989.
Dernière mise à jour : 13 avril 2011.


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