icône home © Michel Moutet, 2012
INTRODUCTION
I
SOMMAIRES

739 2984

C'était à la fois bizarre et inquiétant. Depuis ce matin, au moins dix personnes l'avaient dévisagé avec un air curieux tout en le détaillant des pieds à la tête. Certains avaient même poussé l'inconvenance jusqu'à se retourner sur son passage pour mieux l'observer. Rien pourtant ne semblait le différencier de ses congénères. Son petit costume anthracite était des plus sobres et nulle tache, nul accroc, ne pouvait attirer l'attention. Sa cravate de soie bleue et son chapeau étaient eux aussi de bonne mise.

Roger Langlois essaya, malgré tout, de poursuivre sa promenade et prit la rue Sainte-Catherine, cette artère interminable de Montréal qui mène chez Simpson's. Il avait l'intention d'y faire quelques achats. Ce matin-là, l'animation était à son comble. Les gens avaient profité de ce jour d'avril exceptionnellement doux pour effectuer leurs emplettes. Au sortir des longs mois d'hiver où le froid et la neige avaient fait bon ménage, tout le monde aspirait à profiter du beau temps. Aussi les trottoirs étaient-ils encombrés de flâneurs heureux de pouvoir lézarder sous les rayons d'un soleil printanier. Mais alors, pourquoi ces gens s'appliquaient-ils à le regarder avec tant d'insistance ?

Robert Langlois parvint au niveau des magasins Simpson's et y pénétra. Tout de suite, il sentit qu'encore ici il était le centre d'attention de tous les clients. Les vendeuses, elles aussi, chuchotaient entre elles et arboraient des sourires entendus à son approche. Cela tournait au vrai supplice ! Que lui voulait-on à la fin ? Roger en avait assez de ces œillades amusées, de ces visages condescendants. On ne considère pas ainsi le commun des mortels. Alors pourquoi lui ? Lui qui ne demandait qu'à couler une petite vie tranquille pourvu qu'on lui fît une place au sein de la communauté, même une petite seulement. Mais en tout cas, le fait de le zieuter de la sorte comme un intrus, comme un être venu d'une planète lointaine, n'était-ce pas l'exclure de ce monde auquel il appartenait ?

Il se sentait des envies furieuses de violence à l'égard de ces contemporains stupides qui n'avaient pas tâche plus importante que de l'espionner et de lui rendre la vie impossible. Car il ne revendiquait aucune attitude particulière de ces créatures du Bon Dieu, pas même de l'amitié, encore moins de l'amour, seulement de l'indifférence. Qu'on le laisse en paix, qu'on cesse donc cette discrimination odieuse et muette en lui permettant de s'intégrer tout simplement. Et non, chacun s'obstinait à faire de lui un point de mire et cela lui portait sur le système nerveux !

Avec un air de bête traquée, Roger Langlois gagna la sortie. Dès qu'il fut au dehors, il se sentit un peu mieux bien que quelques regards continuassent à s'accrocher à lui comme des boules de pignolats.

Il acheta Montréal Matin et découvrit avec surprise sa photographie en première page. Sous son portrait, il lut :

Attention, un aliéné dangereux s'est échappé de l'hôpital psychiatrique Notre-Dame. Le malade Roger Langlois est sujet à une obsession pathologique. Il souffre d'un complexe de persécution et croit que tout le monde le surveille et lui est hostile. Ses réactions sont incontrôlables et parfois violentes. Ne l'abordez pas, mais si vous l'apercevez, téléphonez au 739 2984.

Roger s'engouffra dans la première cabine téléphonique qu'il rencontra. Et rapidement, il composa le numéro en question…

On le releva inanimé plusieurs heures plus tard. Son index était ensanglanté à force d'avoir tourné le cadran de l'appareil. Dans ses poches, plus une seule pièce de monnaie...


Michel GRANGER

Inédit
Dernière mise à jour : 20 novembre 2010

 


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